lundi 5 août 2013

les filles de Cùchulainn de JF Chabas

 
Autant le dire tout de suite, voilà une petite pépite, un savoureux moment de lecture que j'ai dévoré en quelques heures.
"Les filles de Cùchulainn" c'est avant tout le récit d'une île et de la mer, de ses marins et des femmes qui attendent leur retour, parfois en vain. Ensuite, c'est l'histoire d'un amour. Celui qu'éprouve Mary pour Conrad. Conrad pour Mary. Depuis toujours et pour toujours sans vouloir tomber dans le trop sentimental, qui est un défaut totalement absent de ce roman. C'est aussi la rencontre avec un cheval, énorme, gigantesque, imposant : Cùchulainn. Qui ne sert à rien. Car il refuse obstinément de travailler. Il ne sert à rien jusqu'au jour de la naissance des filles de Mary. Et je préfère ne pas en dire davantage de peur de gâcher votre plaisir. Disons seulement que c'est très bien écrit ( avec cette étonnante particularité d'un auteur masculin qui parle à travers une voix de femme avec beaucoup de justesse) et que Cùchulainn et ses filles ne peuvent laisser indifférents. Bonne lecture!
 
Un petit extrait pour le plaisir :
 
"Un matin, j'ai su que j'étais enceinte. J'ai ouvert les yeux avant de sourire dans la pénombre de la chambre ; à bien y repenser, c'était une étrange certitude, car rien dans mon corps ne s'était encore manifesté. Mais il y a des tas de choses qu'on n'explique pas. Ceux qui prétendent le contraire - les terribles rationalistes - sont à plaindre, me semble-t-il. En tout cas je suis restée immobile, mains croisées sur mon ventre plat, draps remontés sous le menton, et j'ai continué à montrer mes dents au plafond, comme une demeurée, jusqu'à ce que les muscles de mes joues se crispent. C'a été un merveilleux réveil, je me le rappellerai toujours. Tandis que résonnaient les chants des oiseaux de l'aurore, je me suis demandé qui serait le petit occupant. Eh non, je ne savais pas ce qui m'attendait.
Sur Greene, notre île, il est impossible de prévoir le temps. Si au cœur du continent ou ailleurs on trouve un peu partout de soi-disant vieux sages vous affirmant avec une emphase confortée par leur grande expérience que, puisque le ciel est rose, il va faire beau, ou que comme les nuages sont ronds, la pluie arrive, sur Greene personne ne s'aventurerait à ce genre de ridicule. Personne ; pas même le plus gâteux des centenaires. Nous sommes, à n'en pas douter, une espèce de terrain de jeu pour les dieux malicieux, et ici la tempête succède au calme plat avec une déconcertante soudaineté. Aussi nos femmes de marins deviennent-elles veuves très tôt. Tout comme moi, avec mon Conrad.
J'avais toujours connu mon mari. Nous avions bâfré ensemble le sable de la plage tandis que nous tenions à peine debout, nous avions roulé dans le même crottin, et proféré les mêmes âneries, de nos voix de mouette ; nous avions reçu les mêmes taloches. Il me semble cependant que celles de la mère de Conrad étaient les plus violentes. C'était une forte femme. Ici, toutes les femmes sont fortes ; disons que c'était une forte femme parmi les fortes femmes de l'île, ce qui en faisait quelqu'un de redoutable pour chacun, et spécialement pour nous autres bambins. Elle est tout de même morte de pneumonie, par un hiver où les vents soufflaient avec une telle violence que j'ai vu de mes yeux deux bœufs couchés par une bourrasque, à l'instar de soldats de plomb valsant sous la chiquenaude d'un gosse. Conrad a tant pleuré que j'en avais le cœur brisé. Nous venions de fêter nos onze ans. Ce garçon qui exhibait déjà des mains d'homme, abîmées par les cordages, l'eau et le froid, était si sensible ; un instant, il m'est passé par la tête qu'il ne s'en relèverait pas, qu'il en resterait idiot, ou plutôt fêlé, c'est le bon terme, fêlé comme un vase pouvant se casser au moindre choc. Mais il a surmonté sa peine. Je veux croire que j'y suis pour quelque chose parce que je ne l'ai pas quitté d'une semelle et que je lui ai donné à cette époque mon premier vrai baiser, m'étourdissant autant que lui. Conrad était un garçon aussi gentil que viril ; il est demeuré semblable quand il est devenu un homme, et il n'y a pas beaucoup de filles capables de résister à ce mélange-là
."

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